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LE MOYEN-ÂGE - INSTRUMENTS

  Auteur : sylvain Date : 21/08/2016
 

 

 

 

 

 

LES  INSTRUMENTS  DU  MOYEN-ÂGE

 

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LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

  Auteur : sylvain Date : 01/08/2016
 

 

 

 

musique contemporaine

Le mélange des générations

L'expression « musique contemporaine », qui renvoie, littéralement, à la musique savante créée du temps de l'auditeur, a acquis une acception particulière dans la seconde moitié du xxe s. Parfois confondue avec l'« avant-garde », elle n'en concerne pas moins tous les styles et toutes les formes esthétiques, un Xenakis, un Poulenc ou un Chostakovitch composant au même moment tout en suivant des directions souvent opposées, voire contradictoires. En effet, la situation de la musique savante au moment où prend fin la Seconde Guerre mondiale coïncide pour une part avec le passage d'une génération de musiciens à une autre : en consacrant la fin d'une époque, 1945 est aussi la date de la mort de Bartók et de Webern, un an avant celle de Manuel de Falla, alors que Schoenberg et Prokofiev en sont à leurs œuvres ultimes. Parallèlement aux compositeurs retirés de la vie musicale depuis longtemps, tels l'Américain Ives ou le Finlandais Sibelius, qui disparaissent respectivement en 1954 et 1957, les membres du groupe des Six, notamment Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974) et Francis Poulenc (1899-1963), poursuivent dans leur voie, alors que la jeune génération les ignore superbement. Ce croisement entre générations ne saurait être mieux illustré que par les Quatre Derniers Lieder avec lesquels Richard Strauss clôt son œuvre en 1948, au moment précis où Pierre Boulez (né en 1925) donne sa 2e Sonate pour piano. Toutefois, des grands créateurs qui ont marqué la première moitié du xxe s. reste surtout Igor Stravinski (1882-1971), qui traverse imperturbablement le siècle sans se soucier des modes et des esthétiques, passant, avec une aisance déconcertante, de l'attitude néomozartienne de son opéra The Rake's Progress (1951) à l'adoption, un peu plus tard, des techniques de la série dodécaphonique des compositeurs viennois.


Relativité de la notion d'école

Face aux bouleversements politiques qui agitent le monde pendant la période de la guerre froide, l'art musical est tantôt contraint de se plier aux impératifs des pouvoirs totalitaires, tantôt amené à fonctionner en autarcie en restant indifférent aux remous provoqués par les différents mouvements esthétiques qui luttent pour imposer leur conception. Alors qu'Igor Stravinski, Béla Bartók (1881-1945) et les compositeurs viennois – à l'exception d'Anton von Webern (1883-1945) – ont travaillé à élargir et à enrichir le contexte tonal hérité du passé, l'action de ces mouvements a principalement porté sur le système harmonique, les éléments morphologiques, au premier plan desquels les formes musicales et la dimension thématique constituent encore un lien avec le passé. Les profondes réformes entreprises par la génération d'après 1945 vont précisément affecter ces derniers paramètres, au point de provoquer avec l'époque précédente une scission d'autant plus forte que les grands noms qui l'illustrent seront souvent rejetés par les jeunes compositeurs qui interviendront au lendemain de la guerre.
La notion d'« école », fréquemment avancée au sujet de la musique de cette époque, demande à être nuancée, sinon révisée : si l'idée de disciples réunis autour d'un maître à penser peut être prise en compte pour l'« école de Vienne » – expression consacrée –, Alban Berg (1885-1935) et Webern n'en ont pas moins trouvé très rapidement leurs style et personnalité, tout en mettant à profit l'enseignement d'Arnold Schoenberg (1874-1951). Plus encore, on ne peut accepter la confusion entre l'appartenance à un groupe identifié et la communauté d'esprit qui rapproche certains compositeurs pendant une période réduite, comme pour ce qu'on a appelé trop rapidement l'« école de Darmstadt », qui ne peut être qualifiée comme telle. La seconde moitié du xxe s. musical n'en est pas moins profondément marquée par les personnalités de cette génération qui ont pour souci essentiel de reconstruire ou de fonder leur œuvre sur de nouvelles bases. C'est principalement en France et en Allemagne que les premiers éléments de ce renouveau font leur apparition dans l'immédiat après-guerre.
Les créateurs français de Messiaen à la musique concrète
Si la période qui va des années 1930 à la fin de la guerre n'a pas favorisé les échanges culturels, et surtout a relégué au second plan les créateurs originaux qui, pour la plupart, ont fui l'Europe, l'émigration qui en est résultée, principalement au profit des États-Unis, n'a pas suscité un renouveau particulier de ce côté-là de l'Atlantique. Plus précisément, ce sont les jeunes compositeurs américains, tels Aaron Copland (1900-1990) ou Elliott Carter (né en 1908), qui sont venus à Paris, pendant l'entre-deux-guerres, chercher un enseignement de qualité, les préparant solidement à leur métier, auprès de Nadia Boulanger (1887-1979), alors fervente admiratrice de Stravinski.


Au lendemain de la guerre, c'est la classe d'Olivier Messiaen (1908-1992), au Conservatoire, qui attire l'attention des jeunes musiciens. En effet, et pendant les quelque trente années de son enseignement, nombre de compositeurs, qui deviendront à leur tour des personnalités essentielles du monde musical, auront fréquenté ses cours. Cependant, la situation de la musique en France, en 1945, n'est guère plus brillante qu'à l'étranger, l'essentiel de l'œuvre de Bartók et de l'école de Vienne n'étant que peu diffusé – pour ne pas dire quasiment inconnu –, et c'est en grande partie à Messiaen que les jeunes musiciens doivent la révélation d'œuvres majeures de la musique de leur temps : Pierre Boulez, de même que Iannis Xenakis (1922-2001), Betsy Jolas (née en 1926), Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Jean Barraqué (1928-1973), Gilbert Amy (né en 1936) et bien d'autres profitent de cet enseignement précieux, ainsi que de celui de René Leibowitz (1913-1972), qui contribue à diffuser la pensée de Schoenberg en France. Il est remarquable que Messiaen, alors même qu'il est très engagé dans son esthétique personnelle après les Vingt Regards sur l'Enfant Jésus (1944) ou la Turangalîla-Symphonie (1946-1948), n'influencera jamais ses élèves autrement que par ses conceptions rythmiques inspirées de la prosodie grecque et des traditions de l'Inde. Au-delà de la transmission des notions purement techniques, et de son intense foi catholique qu'il destine plus à la salle de concert qu'au saint lieu, Messiaen joue un rôle déterminant dans le développement de la curiosité de ses élèves, qu'il sait sensibiliser à des musiques de sources et de cultures différentes, notamment les musiques extraeuropéennes – et tout particulièrement les sonorités des gamelans de Bali.

Parallèlement à cet enseignement inscrit dans une tradition, Pierre Schaeffer (1910-1995) diffuse à Radio-Paris, le 20 juin 1948, ses Études de bruits, inaugurant ainsi la musique « concrète » : composée à partir de sons existants, enregistrés puis retravaillés – « Étude aux casseroles », « Étude aux chemins de fer », etc. –, cette musique propose une nouvelle approche de la composition en travaillant directement sur le résultat entendu à partir de la table de mixage. Schaeffer développe ses activités en créant, en 1951, le « Groupe de recherche de musique concrète » (qui deviendra le « Groupe de recherches musicales » en 1957), qu'il dirige avec Pierre Henry (né en 1927), avec lequel il a composé la Symphonie pour un homme seul en 1950. La démarche d'Edgard Varèse (1883-1965) avait largement ouvert la voie à ce rapprochement en tentant de gommer la différence entre les bruits et les sons, au profit d'une musique définie plus largement en termes de « sons organisés ». Très critique à l'égard de l'orchestre traditionnel, « qui ne correspond plus à son époque », Varèse développe l'idée de l'ensemble instrumental composé d'instruments à vent et à percussion. Profitant des perfectionnements des instruments électriques et du magnétophone, il explore la combinaison entre orchestre traditionnel et bande magnétique en faisant alterner l'une et l'autre dans Déserts (1952), qui devient ainsi une œuvre fondatrice de la musique dite « électroacoustique ».


Le parcours consistant à acquérir un solide métier de compositeur auprès de Messiaen, et à explorer le nouvel univers de la musique électroacoustique fait de Paris un centre d'intérêt exceptionnel pour les jeunes musiciens. Là encore, Boulez, Stockhausen, Xenakis et même Messiaen expérimentent, comme beaucoup d'autres le feront après eux, les possibilités offertes par le studio de la Radiodiffusion française.


Les rencontres de Darmstadt
Dès 1946, les Cours d'été créés à Darmstadt par Wolfgang Steinecke (1910-1961) rassemblent des professeurs (Messiaen, Varèse sont parmi les premiers invités) et de jeunes compositeurs qui manifestent fermement leur volonté de repartir sur de nouvelles bases en prônant la « table rase ». Boulez et Stockhausen, auxquels se joignent Bruno Maderna (1920-1973), Luigi Nono (1924-1990) et Luciano Berio (1925-2003), apparaissent comme les chefs de file d'une conception musicale qui se manifeste par son degré d'exigence au service de l'élaboration d'un nouveau langage. Très rapidement, Webern, le troisième compositeur de l'école de Vienne, est élu comme seul modèle, sa musique étant perçue comme débarrassée de toutes les scories de l'univers tonal et surtout aux antipodes des manières néoclassiques qui avaient marqué l'entre-deux-guerres. La série dodécaphonique, que Schoenberg avait inaugurée au début des années 1920, n'est acceptée désormais que sous l'angle wébernien, avec pour conséquence immédiate une accumulation d'imitations serviles du style de ce dernier. On comprend d'autant mieux que cette période soit caractérisée par des oppositions farouches entre les partisans du pointillisme sériel et les compositeurs plus attachés à la tradition : l'article « Schoenberg est mort » – à prendre au sens propre comme au sens figuré – que Boulez écrit en 1951, au moment de la disparition du compositeur viennois, est révélateur de l'état d'esprit de ces jeunes musiciens qui prennent résolument leurs distances avec la plupart de leurs aînés. Seul Claude Debussy (1862-1918), dont l'œuvre atteste une tentative de libération à l'égard des modèles préétablis et des conventions du langage tonal, apparaît comme l'une des autres sources essentielles dans ce réexamen sans concession des acquisitions du passé.
C'est aussi à cette époque que paraît la Philosophie de la nouvelle musique (1949) de Theodor Adorno (1903-1969) – philosophe proche de Max Horkheimer et de l'école de Francfort, et musicien ayant étudié avec Alban Berg –, qui oppose les deux grands courants représentés par Schoenberg et par Stravinski en les analysant respectivement comme les manifestations du progrès et de la restauration. En dépit de la polémique parfois caricaturale du débat très animé entre « modernité » et « néoclassicisme » qui déchaîne alors les passions, Adorno restera l'un des personnages clés par sa réflexion sur la sociologie musicale contemporaine et la relation qu'il établit entre la musique de son temps et la société dans laquelle elle s'inscrit.


La période du sérialisme
Darmstadt apparaît surtout comme le symbole de ce qui deviendra bientôt le « sérialisme généralisé » (l'organisation à partir des douze sons de la série est désormais appliquée aux autres paramètres, par exemple à partir de douze durées, de douze intensités, etc.). C'est une des Quatre Études de rythme pour piano de Messiaen, Mode de valeurs et d'intensités, précisément composée à Darmstadt en 1949, qui est en grande partie à l'origine de cet engouement. En effet, la tendance « sérielle » de cette étude, proposant une dissociation consciente des principaux paramètres, déclenche une vaste réflexion. Les récentes préoccupations visant à forger un nouveau langage destiné à supplanter le précédent donnent ainsi lieu à des œuvres dont les titres révèlent clairement les avancées d'alors, exclusivement centrées sur les conditions du langage : Structures (Boulez), Kontra-Punkte ([« Contrepoints »], Stockhausen), ou Polifonica-monodica-ritmica (Nono), et qui ne seront tempérées que par les Sérénades de Berio et de Maderna.
Cette période de recherche intense, fondée sur un sérialisme le plus souvent rigide, sera en fait de brève durée, et l'assouplissement des techniques permettra bientôt l'émergence, dès le milieu des années 1950, de partitions plus personnelles et plus distanciées par rapport au modèle wébernien (le Marteau sans maître de Boulez, Gruppen de Stockhausen ou Il Canto Sospeso de Nono).
Trop souvent présentée comme le phénomène majeur de la seconde moitié du xxe s., la musique sérielle n'en est qu'une manifestation parmi d'autres et suscite de nombreuses interprétations sous la plume des compositeurs : c'est la force de conviction affichée par ses principaux acteurs et sa revendication à occuper le devant de la scène qui contribueront parfois à la considérer comme un événement dominant.


La génération américaine

En 1949 arrive à Paris un jeune Américain, John Cage (1912-1992), dont Boulez présente aussitôt les Sonates et Interludes (1946-1948) pour « piano préparé » (dans lequel on a inséré des objets – en métal, en bois, en caoutchouc… – entre les cordes), pouvant aller jusqu'à évoquer des sonorités d'instruments extraeuropéens. Dans le sillage de Marcel Duchamp (1887-1968), Cage réfute la notion d'« œuvre », tout autant qu'il refuse le statut de compositeur, et sera l'un des acteurs de l'introduction du hasard en musique avec ses compatriotes Morton Feldman (1926-1987) et Christian Wolff (né en 1934). Autre compositeur de premier plan et particulièrement joué en Europe, Earle Brown (né en 1926), trop souvent rattaché aux idées de Cage, cherche à impliquer l'interprète sans renoncer pour autant à l'œuvre. Féru de jazz et attiré par les arts plastiques (Pollock, Rauschenberg), Brown explore cette marge entre précision et flexibilité qu'il remarque dans les mobiles de Calder, à travers des relations sans cesse changeantes entre des éléments qui, pris isolément, restent fixes.
La rencontre entre cette génération d'Américains qui postulent, à des degrés divers, en faveur de la prétendue « liberté » dans la non-œuvre et celle des Européens adeptes du sérialisme fondé sur une rigueur extrême est à la source des nouvelles orientations qui se feront bientôt jour : bien qu'elles soient aux antipodes l'une de l'autre, ces deux approches se rejoignent dans la recherche d'une forme de contrainte pour parvenir à la liberté, et d'une forme d'assouplissement pour se libérer d'un carcan trop rigide : la convergence des méthodes et la divergence dans l'esthétique compositionnelle se croisent ainsi dans la problématique de la « forme ouverte ».


La musique aléatoire
Considérer les degrés d'introduction du hasard en musique – d'où la notion de musique aléatoire – consiste à examiner les paramètres concernés. La question doit être envisagée tant du point de vue de la composition de l'œuvre que de celui de l'exécution, avec le plus souvent pour conséquence des mutations importantes dans la notation musicale – du solfège traditionnel, mais agencé formellement de façon inhabituelle, à l'utilisation de symboles nouveaux. Le nombre important des attitudes exige que soit précisée cette notion de hasard à laquelle on préférera celle d'« indétermination » concernant l'un des paramètres non fixés, et que l'on répartira ici en trois catégories générales : indétermination du cadre temporel de l'œuvre (le texte musical est écrit, mais flexible à l'intérieur d'une enveloppe de durée dans laquelle le tempo n'est pas strictement déterminé) ; indétermination des hauteurs (le texte est écrit, mais le recours à des symboles qui ne sont pas ceux du solfège introduit une nouvelle flexibilité) ; indétermination de la forme (différents « parcours » – suggérés ou non – autorisent plusieurs déroulements formels).
L'essentiel du débat portant sur la part de l'œuvre soumise à l'indétermination, les orientations qui s'offrent se traduisent par un éventail très large de possibilités, selon la position esthétique du compositeur qui n'entend pas se laisser déposséder de son œuvre – Boulez défend l'idée d'un « hasard dirigé » et Witold Lutoslawski (1913-1994), celle d'un « aléatoire contrôlé » – ou du compositeur qui opte pour l'autre extrême. John Cage, marqué par la philosophie zen dont il a fait son mode de pensée, joue évidemment un grand rôle dans ce contexte, notamment en ayant recours aux tables numériques du Yijing (le Livre des mutations de l'ancienne Chine) pour écrire, en 1951, Music of Changes pour piano et Imaginary Landscape n° 4 pour douze radios (vingt-quatre exécutants plus un chef). Si la première composition, dont la partition est encore notée avec le solfège traditionnel, « libère le temps » de l'œuvre en déterminant le tempo au hasard, la seconde pose le problème différemment, puisque le compositeur est désormais libéré des sons : ici, ce sont les opérations de hasard qui déterminent les volumes sonores, les durées et les fréquences des douze radios.


Musique et littérature
Comme en écho à la célèbre formule mallarméenne qui souhaitait « reprendre à la musique son bien », certains compositeurs en viennent à constater que le renouvellement du langage a été plus considérable dans la littérature de la première moitié du xxe s. que dans la musique. L'intérêt que ces créateurs, principalement les Français, manifestent pour l'œuvre de Mallarmé – dont la conception du Coup de dés ne pouvait qu'attirer l'attention d'un compositeur – et pour celle de James Joyce coïncide avec la double émergence, dans les années 1950, du structuralisme, d'une part, et du « nouveau roman », d'autre part : Claude Lévi-Strauss analyse la situation de la musique atonale dans le Cru et le cuit (1964) et Michel Butor collabore à la composition du Votre Faust (1960-1967) d'Henri Pousseur (né en 1929). Ainsi, on ne s'étonnera pas de voir les œuvres de Proust, des poètes E. E. Cummings et Ezra Pound au centre des préoccupations de nombre de compositeurs, qui trouvent alors dans la littérature l'alternative aux conceptions du hasard proposées par John Cage.


Si Mallarmé influence particulièrement Boulez (3e Sonate pour piano, 1957 ; Pli selon pli, « Portrait de Mallarmé », 1960 ; Éclat-multiple, Explosante-fixe, 1970), Joyce marque profondément de son empreinte la musique de cette époque : des écrits tels qu'Ulysse (1922), qui propose une individualisation et une multiplication des styles et des niveaux de lecture selon les personnages, et Finnegans Wake (1939), qualifié par Joyce lui-même de work in progress (« œuvre en devenir »), amènent certains compositeurs, dont Boulez et Berio en premier lieu, à réfléchir sur les conditions de cette « ouverture » qui se situe à l'encontre de l'œuvre « finie » et figée dans un schéma immuable. Les conséquences sont essentiellement de deux ordres : l'œuvre musicale entend désormais proposer plusieurs niveaux de lecture, et l'interprète se voit chargé d'une responsabilité nouvelle en étant le principal acteur de la forme. Cette notion de « lecture multiple », déjà latente chez l'écrivain Raymond Queneau et étudiée par Umberto Eco dans l'Œuvre ouverte (1962), trouve un écho remarquable dans la musique de Berio, qui fonde le studio de phonologie à Milan, précisément en collaboration avec Maderna, Boucourechliev et Eco. De la Sequenza I pour flûte (1958), où la notation musicale devient proportionnelle, à Epifanie pour voix et orchestre (1961), sur des textes de Proust, Joyce, Machado, Brecht et Claude Simon, Berio explore les niveaux multiples de la perception et de la compréhension d'un texte musical. Dans le même esprit, André Boucourechliev (1925-1997) parvient, avec ses Archipels (1967-1972), chef-d'œuvre de la musique aléatoire, à renouveler la notion de partition – sur laquelle sont notés plus des « matériaux à réaliser » qu'un véritable texte fini – et prolonge les recherches de Brown en inscrivant l'interprète dans l'œuvre même.


La diffusion de la musique contemporaine

Bien que l'Europe occidentale ait su rétablir les réseaux de la musique, en particulier entre Paris et Darmstadt, un certain nombre de compositeurs vivaient encore de façon isolée dans des pays où les options politiques prenaient le pas sur la liberté d'expression. Lorsque, à la faveur des événements de 1956 en Hongrie, György Ligeti (né en 1923) rejoint l'Autriche, il découvre brutalement un pan essentiel de la musique des dix années précédentes. Il s'agit là d'un exemple parmi d'autres, la situation en U.R.S.S. favorisant le même isolement des artistes, qui se devaient de répondre aux exigences du pouvoir en matière d'art, fixées par les directives du réalisme socialiste (rédigées par Jdanov en 1948).
C'est dans ce contexte que Paris affirme son rôle prépondérant, voire centralisateur, dans la création contemporaine, lorsque Boulez fonde en 1954, grâce à des fonds privés, les concerts du Domaine musical, dont les programmes couvriront une part importante de la production de cette époque. Comme pour répondre à Schoenberg, qui laisse entendre que la musique qu'il crée n'est pas « moderne », mais « mal jouée », Boulez travaille sur la qualité des exécutions, cherchant à établir des liens entre le passé et la musique du présent. En programmant de façon originale des œuvres des xviie et xviiie s., voire du Moyen Âge, et des partitions contemporaines, il tente de mettre en relation des conceptions comparables dans des langages différents. Pour en finir avec le divorce – dont l'origine date en réalité du siècle précédent – entre la musique contemporaine et le public, il faut en passer par un effort de communication sociale, qui se traduit notamment par la multiplication des écrits, en forme le plus souvent de justification, des musiciens. Il n'en reste pas moins que le Domaine musical, par son rôle de rassembleur de l'avant-garde, draine, jusqu'en 1973, un nombre important de compositeurs qui répondent aux critères de la nouvelle génération européenne.


La musique électronique
De même, et parallèlement à l'esthétique sérielle alors prédominante, apparaissent les studios de musique électronique, qui tirent parti des progrès de la technologie, et, grâce aux perfectionnements rapides dont bénéficie le magnétophone, le premier studio de musique électronique est fondé à la radio de Cologne en 1951 et placé sous la direction de Herbert Eimert (1897-1972). Dans ce studio, où Stockhausen travaillera de nombreuses années (Gesang der Jünglinge), comme dans ceux de New York, Londres et Paris, de nouvelles approches induisent une autre conception de la perception. Les fortes réactions à la musique sérielle passent en particulier par la critique de Iannis Xenakis, qui, dès 1955, souligne la contradiction qui existe entre le pointillisme éclaté et la perception, entre « le système polyphonique linéaire et le résultat entendu qui est surface, masse ». Postuler ainsi en faveur d'une perception globale et non plus individuelle conduit Xenakis à favoriser la continuité entre les sons dans Metastasis pour un orchestre de 61 instruments (1953-1954) et Pithoprakta (1955-1956), où les longs glissandos des quarante-six cordes effacent le sentiment de totale dispersion sonore. Architecte de formation, Xenakis sera notamment l'assistant de Le Corbusier pour l'élaboration du pavillon Philips à l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958 – pour lequel Varèse composera son Poème électronique pour bande magnétique – et prendra en compte les phénomènes de spatialisation dans sa musique (musiciens disposés en cercle autour du public dans Persephassa, pour 6 percussionnistes, 1969).
L'expérience électronique, en termes de gestion des masses impliquant une perception globale des phénomènes, trouve surtout une application chez Ligeti, qui, après avoir exploré les techniques en ce domaine, travaille au déplacement des masses dans Atmosphères (grand orchestre, 1961). À la même époque, la jeune génération polonaise, dont Krzysztof Penderecki (né en 1933) apparaît alors comme l'une des personnalités prééminentes, accentue cette recherche de perception globale en choisissant de privilégier la profusion de sons (les « clusters ») et en adaptant la notation musicale, qui devient à son tour plus globale (Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima, 1960).
Ainsi, le sérialisme, qui ambitionnait d'élaborer un nouveau langage à dimension internationale, connaît un premier démenti sévère, d'autant plus que l'électronique oriente, dans un second temps, les préoccupations vers l'exploration intérieure du son : certains compositeurs proposent désormais des œuvres limitées sur un matériau très réduit, voire un son, tel Giacinto Scelsi (1905-1988) dans ses Quatre Pièces sur une seule note pour orchestre (1959), ou travaillent sur la lente élaboration à partir d'un son progressivement enrichi, tel Ligeti avec Lux aeterna, pour 16 voix (1966).
Les « indépendants »



Il serait caricatural de réduire la production musicale de cette époque à ce débat entre perception « individualisée » et perception « globalisée », tant il concerne principalement les avant-gardes. Nombre de compositeurs restent en effet à l'écart de ce contexte, et souhaitent garder leur indépendance, soit qu'ils manifestent un fort attachement à la tradition, soit que leurs recherches aient été ignorées par les mouvements esthétiques dominants : André Jolivet (1905-1974), marqué à ses débuts par Varèse, Maurice Ohana (1914-1992), proche par ses origines de la culture espagnole, et autant séduit par le jazz qu'intéressé par l'écriture en micro-intervalles en tiers de tons, ou encore Henri Dutilleux (né en 1916), dont l'œuvre orchestrale reste l'une des plus remarquables de cette époque (Métaboles, 1964 ; Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle, 1970), sont parmi les compositeurs qui subissent le contrecoup de la politique de l'avant-garde. De même, à l'étranger, le Suisse Frank Martin (1890-1974), l'Américain Aaron Copland ou les Britanniques Michael Tippett (1905-1998) et Benjamin Britten (1913-1976) poursuivent en marge leur œuvre dérivée de l'univers tonal, parallèlement aux bouleversements qui agitent la musique savante contemporaine.
C'est pourtant aux États-Unis qu'apparaît un mouvement qui se répandra rapidement et qui prône une autre approche de la perception fondée sur la répétitivité. Les musiques répétitives développées par Terry Riley (né en 1935), La Monte Young (né en 1935), Steve Reich (né en 1936) et Philip Glass (né en 1937) sont moins conçues sur la qualité même des éléments musicaux que sur leur répartition dans la durée. L'œuvre de ces musiciens, qui est plus diversifiée que l'appellation générique pourrait le laisser croire, va marquer certains courants en Europe, et la musique, souvent subtile, d'un Reich est parfois à rapprocher de celle de compositeurs attachés à la notion d'écriture et apparemment très éloignés de cette attitude.


Le théâtre musical
En cette période où se multiplient les anathèmes contre les genres consacrés – notamment l'opéra, déclaré « mort » –, le théâtre musical tantôt est l'objet d'expériences de renouvellement, comme celles de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) dans son opéra Die Soldaten (1958-1960, créé en 1965) – où les dimensions du passé, du présent et du futur sont présentées simultanément –, tantôt s'inspire des happenings qui marquent les arts en général : après les « anthropométries » du peintre Yves Klein en 1960 – des femmes nues enduites de peinture bleue appliquent leurs corps sur la toile –, les œuvres de théâtre musical cèdent à divers degrés à la provocation en mettant en scène les dimensions sociales. Berio introduit un chœur dispersé dans le public dont la fonction est d'interpeller la chanteuse sur scène (Passagio, 1962), Ligeti prend le parti de l'ironie (Aventures, 1962-1963) et Peter Maxwell Davies (né en 1934), celui de l'absurde (Huit Chants pour un roi fou, 1969), alors que l'Argentin Mauricio Kagel (1931-2008) interprète de façon critique la situation du concert et de l'opéra (Staatstheater, « anti-opéra », 1967-1970). Ce n'est que dans les années 1970 que se produisent des tentatives de réactualisation de l'opéra, avec le Grand Macabre de Ligeti (1974-1977) ou les œuvres de Berio composées en collaboration avec Italo Calvino (La Vera Storia, 1977-1978 ; Un re in ascolto, 1979-1984).


Le tournant de la fin des années 1960
Symboliquement, 1968 consacre la crise de la société que la musique illustre aussi à sa manière. Après la faillite du sérialisme et l'épuisement des solutions expérimentales, la crise de la communication sociale entre les compositeurs et le public passe par la réintégration de l'histoire, qui avait été brutalement évacuée vingt ans plus tôt au nom de la table rase. Cette réconciliation avec le passé revêt différents aspects sous forme de « relectures », dont l'un des premiers exemples est offert par Berio dans ses Folk Songs fondés sur d'authentiques chants populaires (1964). La dimension thématique, qui avait été gommée au profit de la réflexion sur le langage, permet ainsi cette réconciliation dans des œuvres aussi représentatives que Musiques pour les soupers du roi Ubu (1967) de Zimmermann, la Sinfonia (1968) de Berio – dont un mouvement est basé sur la musique de Mahler à laquelle sont intégrés nombre de fragments d'autres auteurs –, ou Ombres (1970), pour onze instruments à cordes, de Boucourechliev, « en hommage à Beethoven ». Une seconde attitude, plus dégagée des références précises au répertoire du passé, est dictée par les emprunts stylistiques à d'autres cultures : on la trouve chez Messiaen, marqué par le Japon dans les Sept Haï-Kaï (ou Esquisses japonaises, 1962), chez Kagel dans ses Musiques pour instruments de la Renaissance (1965), chez Stockhausen dans Hymnen (1966-1967) pour bande magnétique d'après des hymnes nationaux mixés et travaillés, ou encore chez le Japonais Takemitsu Toru (1930-1996), qui propose le croisement entre l'Orient et l'Occident dans November Steps II (1967) pour biwa et shakuhachi – deux instruments traditionnels – et orchestre symphonique. Plus généralement, l'attrait pour l'Orient qui s'exerce sur la jeune génération à cette époque n'épargne pas certains compositeurs qui s'engagent dans les musiques « méditatives » (Stimmung de Stockhausen, 1968) ou qui succombent aux vertus redécouvertes de l'improvisation, favorisant parfois un rapprochement avec le free jazz.


Des voies de recherche sans cesse renouvelées
À cette période de crise qui a conduit à une réévaluation complète de la production musicale de deux décennies correspondent, d'une part, l'émergence de nouvelles institutions qui entendent traiter la relation entre la musique et les autres domaines culturels et scientifiques et, d'autre part, l'arrivée d'une nouvelle génération critique à l'égard de ses aînés. Parallèlement à la création à Paris du Centre national d'art et de culture, à l'initiative du président Georges Pompidou, qui voulait doter la France d'une grande institution d'art contemporain, Pierre Boulez, qui poursuit sa carrière de chef d'orchestre, est rappelé en France, après son exil volontaire de plusieurs années, pour prendre en charge l'I.R.C.A.M. (Institut de recherche et de coordination acoustique-musique) à partir de 1974. Deux ans plus tard est fondé l'Ensemble InterContemporain, dont la mission est de jouer la musique de notre temps dans les meilleures conditions et en relation avec les technologies informatiques mises au point à l'I.R.C.A.M. L'un des événements majeurs de cette collaboration technique, scientifique et musicale sera Répons (1981-1988) de Boulez, qui utilise l'ordinateur pour la spatialisation et les transformations de la musique jouée par l'ensemble instrumental disposé au centre de la salle.


Les dernières années de l'enseignement de Messiaen au Conservatoire sont marquées par la présence de jeunes compositeurs qui, hostiles au sérialisme, entendent fonder leur approche compositionnelle sur le son lui-même, en se réclamant de Varèse, de Scelsi ou de Ligeti. La « musique spectrale » d'Hugues Dufourt (né en 1943), de Gérard Grisey (1946-1998), de Tristan Murail (né en 1947) ou de Michaël Lévinas (né en 1949) traduit la volonté de ces compositeurs de placer la perception du son au premier plan de leurs préoccupations, l'analyse du son fournissant les conditions mêmes du déroulement temporel de l'œuvre (les Espaces acoustiques de Grisey, 1974-1985).
Le sérialisme n'en trouve pas moins un second souffle à travers les conceptions de Brian Ferneyhough (né en 1943), qui cultive une forme particulière de complexité à partir de ses Sonatas pour quatuor à cordes (1967), et surtout dans les années 1980, où l'on observe des tentatives de croisement entre ces techniques d'écriture réactualisées et des approches influencées par la musique spectrale. L'œuvre de la jeune génération – représentée par l'Allemand Wolfgang Rihm (né en 1952), qui renoue avec une forme d'expressionnisme personnalisé, le Français Pascal Dusapin (né en 1955), explorant un nouveau théâtre musical, ou le Finlandais Magnus Lindberg (né en 1958), à la croisée des chemins – révèle un éclectisme qui est le résultat d'une recherche située délibérément hors des débats qui ont agité l'art musical pendant près d'un demi-siècle. Mais le véritable renouvellement semble venir de l'épuration sonore pratiquée par Nono dans ses dernières œuvres, où le son devient intense dans un discours traversé par un silence habité (Fragmente Stille an Diotima, pour quatuor à cordes, 1979-1980), ou par le Hongrois György Kurtág (né en 1926), qui, nourri de Schumann et de Webern, produit une musique exigeante et séduisante d'où l'anecdote est irrémédiablement évacuée (Stele pour orchestre, 1994).


Émancipation à l'Est et postmodernisme
Tout aussi symboliquement, vingt ans après les événements de 1968, les mutations politiques de l'Europe de l'Est vont bouleverser le paysage musical dans la mesure où l'Occident découvre, le plus souvent avec un décalage important, des compositeurs dont l'œuvre était restée méconnue. Il est vrai que, dès le début des années 1980, des musiciens soviétiques comme Edison Vassilievitch Denisov (1929-1996), Sofia Goubaïdoulina (née en 1931) et Alfred Schnittke (1934-1998) ont pu rejoindre l'Europe de l'Ouest. Schnittke apparaît rapidement comme le compositeur le plus remarquable de cette génération, sachant réactualiser avec talent des genres consacrés (symphonie, concerto, opéra). Par ailleurs, l'affirmation nationale qui s'exprime dans les Républiques nouvellement indépendantes permet notamment la diffusion des musiques en provenance d'Estonie, qui trouvent leur origine dans la tradition vocale des siècles passés et exploitent une forme de musique répétitive – à ne pas confondre avec les tentatives américaines, tant cette dimension est présente dans les sources de la musique populaire estonienne. Apôtre de la simplicité et d'un dépouillement au mysticisme avoué, Arvo Pärt (né en 1935) est bientôt reconnu comme le personnage central de cette esthétique. Par le « minimalisme » ambiant qui marque le style tardif du Polonais Henryk Górecki (né en 1933) ou du Britannique John Tavener (né en 1944), ou encore par la filiation « néotonale » de l'Américain John Adams (né en 1947), on constate combien ces compositeurs se réjouissent de rétablir un lien avec un public dont la soif de nostalgie n'est qu'une des manifestations de cet éclatement généralisé des années 1990.
La fin du xxe s. restera donc marquée par le cheminement parallèle d'esthétiques très différentes : les diverses conceptions d'écriture, l'intervention de l'ordinateur dans le travail du compositeur, les préoccupations fondées sur l'analyse du spectre sonore voisinent avec les formes du postmodernisme qui affecte une part de la production musicale. L'idée même de postmodernisme, qui sous-entend la capacité à prendre en considération les références du passé pour les injecter dans l'œuvre, est présente à toutes les époques, et un mouvement comme celui de la « Nouvelle Simplicité » apparu en Allemagne à la fin des années 1970, proclamant le retour nécessaire au système tonal, n'est qu'un exemple parmi d'autres de ces allers et retours de l'histoire sur elle-même. (→ dodécaphonisme ; → opéra contemporain.)

 

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NOAM CHOMSKY « Le langage sert d'abord à penser »

  Auteur : sylvain Date : 14/07/2016
 

 

 

 

 

 

NOAM CHOMSKY « Le langage sert d'abord à penser »


Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis dans mensuel 443
Fondateur de la linguistique moderne, l'Américain Noam Chomsky est récemment venu à Paris pour une série de conférences. Il a accepté, en exclusivité, de revenir sur ses théories et de nous livrer sa vision des sciences du langage aujourd'hui.
LA RECHERCHE : Vous avez révolutionné la linguistique en montrant que la faculté du langage était innée. Sur quelles preuves linguistiques vous appuyez-vous ?

NOAM CHOMSKY : Les meilleures preuves se trouvent dans les traits de la grammaire d'une langue, qui sont si flagrants, si intuitivement évidents pour tout un chacun qu'ils ne sont presque jamais mentionnés dans les grammaires traditionnelles.

Vous voulez dire que les grammaires scolaires comblent les vides laissés par l'hérédité ?

N.C. Exactement. C'est précisément ce qui semble aller de soi qui fait le plus vraisemblablement partie du bagage héréditaire. Certaines bizarreries du fonctionnement du pronom en français illustrent parfaitement ce que je veux dire. Prenons la phrase : « John croit qu'il est intelligent. » Nous savons tous que « il » peut renvoyer ici soit à John, soit à quelqu'un d'autre ; la phrase est donc ambiguë. Elle peut signifier ou bien que John pense que lui-même John est intelligent, ou bien que John pense que quelqu'un d'autre est intelligent. Maintenant, dites « John le croit intelligent ». Ici, « le » ne peut pas renvoyer à John ; il peut seulement renvoyer à quelqu'un d'autre. À quel Français a-t-on jamais enseigné, quand il était enfant, cette particularité du pronom français ? Il serait difficile ne serait-ce que d'imaginer une règle d'apprentissage qui fournirait cette information à quelqu'un. Et pourtant tout le monde sait cela - et le sait indépendamment de toute expérience, indépendamment de tout apprentissage, et le sait même très tôt. Il y a beaucoup d'autres exemples qui montrent que nous, les humains, possédons un savoir linguistique explicite, extrêmement clair et net, qui n'a simplement pas son origine dans l'expérience linguistique.

Comment est-il possible d'en apprendre suffisamment pour posséder le savoir grammatical que nous semblons tous posséder à l'âge de 5 ou 6 ans ?

N.C. Il y a une réponse évidente. Ce savoir est implanté. Si nous pouvons, vous et moi, apprendre une langue dans toute sa richesse, c'est parce que nous sommes construits pour apprendre toute langue reposant sur un ensemble de principes que nous pouvons appeler la grammaire universelle.

Qu'est-ce que la grammaire universelle ?

N.C. C'est la somme complète de tous les principes immuables que l'hérédité implante dans l'organe du langage. Ces principes recouvrent la grammaire, les sons de la parole, et la signification. Autrement dit, la grammaire universelle est la dotation génétique héritée qui nous permet de parler et d'apprendre toutes les langues.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de variations possibles au sein de la grammaire universelle ?

N.C. En français, comme en anglais, l'élément le plus important dans chaque catégorie grammaticale majeure est placé en tête de la phrase. Dans les phrases simples, par exemple, on dira « John a frappé Bill » et non « John Bill a frappé ». Avec les adjectifs, on dira « fier de John » et non « John de fier ». Avec les noms, « l'habitude de boire du vin » et non « boire du vin l'habitude » ; et avec les prépositions on dira « pour John » et non « John pour ». Puisque l'élément principal de chaque catégorie grammaticale y vient toujours en première place, l'anglais et le français sont ce que l'on appelle des langues centrifuges. Le japonais, lui, est une langue centripète. En japonais, on dit « John Bill a frappé ». Et, au lieu de prépositions, il y a des postpositions qui viennent après le nom : « John pour » et non « pour John ». Voici un paramètre que l'enfant acquiert par l'expérience : langue centrifuge ou centripète ? La grammaire d'une langue est l'ensemble des choix - par exemple centrifuge plutôt que centripète - définissant l'une des sélections le nombre est limité qui sont génétiquement permises par le menu des options grammaticales. Bien sûr, il y a aussi tous les faits lexicaux : il vous faut juste apprendre le vocabulaire de votre langue. Mais une fois que tous les éléments de vocabulaire sont appris et que les paramètres grammaticaux de l'anglais sont fixés, tout le système est en place. Les principes généraux, génétiquement programmés, dans l'organe du langage, se mettent simplement à fonctionner pour produire tous les faits qui sont propres à la grammaire anglaise.

Les psychologues distinguent souvent différentes étapes d'acquisition du langage, avec une étape à un mot, une étape à deux mots, etc. Qu'en pensez-vous ?

N.C. Il y a à la fois des changements et des continuités dans l'acquisition du langage, avec de nouveaux systèmes apparaissant à travers la maturation et l'impact des données extérieures. Des travaux très importants cherchent à prouver que les principes de la grammaire universelle, dans la mesure où ils sont applicables, restent les mêmes aux différents stades d'acquisition du langage. Je pense par exemple aux travaux de Kenneth Wexler, du MIT, et de Hagit Borer, de l'université de Californie du Sud, sur la maturation de la syntaxe [1] . S'ils ont raison, on pourrait conclure qu'il n'y a, en ce sens particulier, aucune rupture dans l'acquisition du langage.

Votre théorie suppose que la syntaxe est totalement indépendante de la phonologie les propriétés des sons formant un énoncé mais aussi de la sémantique leur signification. Quel est l'enjeu de ce postulat ?

N.C. Cette question est souvent mal comprise. Il y a de bonnes raisons de penser que tout langage repose sur une « procédure générative » G, capable de produire une infinité d'expressions hiérarchiquement structurées selon une syntaxe. Elles sont interprétées par deux interfaces : d'une part le système sensorimoteur responsable de leur externalisation ; d'autre part le système conceptuel de la pensée, de la planification, de l'interprétation, et autres fonctions cognitives. Le premier aspect relève de la phonologie, et le second de la sémantique. L'enjeu est donc de savoir si des propriétés des interfaces influencent le fonctionnement de G. L'hypothèse la plus simple et la plus plausible est que non. Je ne connais aucun argument permettant de soutenir le contraire.

Votre approche a été critiquée pour son excès de formalisation abstraite. Qu'en pensez-vous ?

N.C. Toute approche du langage est abstraite, ou formelle, dès lors qu'elle cherche à décrire précisément le fonctionnement du langage. La formalisation est utile dans les sciences de la nature dans la mesure où elle aide à résoudre ou à clarifier des problèmes, ou à tirer des conclusions. Elle nécessite de répondre à toutes les questions, même celles dont on ne connaît pas les réponses, comme lorsque l'on écrit des programmes informatiques. Savoir s'il faut, ou non, entamer cette formalisation, dépend de votre jugement et de vos intuitions de recherche. Il n'y a pas de réponse générale à cette question.

Vous venez d'évoquer l'informatique. Quelle différence faites-vous entre les langages formels et les langages naturels ?

N.C. J'ai travaillé sur les langages formels, qui ont certaines similarités avec les langages naturels, mais qui sont cependant fondamentalement différents parce qu'ils sont des inventions, et non des objets biologiques donnés.

« Le langage, avez-vous écrit, dépend d'une dotation génétique qui est du même type que celle qui spécifie la structure de notre système visuel ou celle de notre système circulatoire » [2].Jusqu'où peut-on pousser ces analogies ?

N.C. On pourrait aussi se demander jusqu'où pousser l'analogie entre le système visuel et le système circulatoire. Dans les deux cas, il y a une composante génétique, mais de nature différente. C'est probablement vrai également pour le langage, qui a certaines propriétés spécifiques qui le distinguent du système visuel ou circulatoire, mais qui a une composante génétique. S'il n'en avait pas, ce serait un véritable miracle que le petit enfant puisse sélectionner dans son environnement les données qui relèvent du langage, puis acquérir l'ensemble du système, alors que les petits d'autres espèces chimpanzés, oiseaux, soumis aux mêmes données, sont incapables d'accomplir cette première tâche, sans même parler des suivantes. Il y a bien sûr des désaccords quand on s'attaque aux problèmes vraiment intéressants : quel est cet élément génétique ? Comment interagit-il avec d'autres éléments génétiques, et plus généralement avec les grands principes biologiques, durant la croissance et le développement du langage. Ces questions restent très ouvertes, d'où les désaccords légitimes.

Le courant de la linguistique fonctionnelle, représenté par exemple en France par Claude Hagège, insiste sur le fait que le langage est avant tout fait pour communiquer. Qu'en pensez-vous ?

N.C. Le langage peut évidemment servir à la communication, tout comme les gestes ou la manière de s'habiller. Mais statistiquement parlant, et c'est ce qui est important, le langage est de manière écrasante beaucoup plus utilisé pour penser, dans le cadre de notre dialogue interne. Si l'on prend au sérieux le concept de communication, il faut reconnaître que seule une petite partie de ce qui est externalisé sert réellement à la communication. Sans entrer dans les détails, je pense qu'il y a des arguments sérieux pour soutenir que le langage est « conçu » pour penser, et que la possibilité d'externaliser cette pensée n'est que secondaire. C'est du reste ce à quoi on s'attend sur le plan évolutif, comme l'ont suggéré d'éminents biologistes, tel François Jacob pour n'en citer qu'un.

Le langage est-il un paradigme pour l'étude des facultés cognitives humaines ?

N.C. L'étude du langage a été utilisée comme une source d'inspiration, par exemple par le neurobiologiste David Marr * , pour son travail sur la vision, ou par le philosophe John Rawls * , dans sa théorie de la justice. Le psychologue Charles Gallistel, de l'université de Californie, s'est également inspiré de recherches en linguistique pour conclure à l'existence d'« instincts pour apprendre » de façon spécifique [3] . Mais je vois mal comment mesurer précisément cette influence de la linguistique.

Dans les années 1960, vous vous montriez très sceptique sur la possibilité de parvenir à des programmes de traduction automatique. Qu'en pensez-vous aujourd'hui ?

N.C. Je me souviens d'une controverse avec mon ami Yehoshua Bar-Hillel * , qui était à l'origine plutôt optimiste quant aux applications possibles de la linguistique et des recherches en logique qu'il menait au MIT. Je pensais de mon côté que la meilleure manière d'obtenir des résultats était de recourir à la force brute, c'est-à-dire à un système reposant sur des successions d'essais et d'erreurs établissant des corrélations au sein de vastes corpus de textes traduits. C'est de fait ce qui s'est passé, et je crois que Bar-Hillel s'était rallié à mon opinion. Ce n'est pas très surprenant. Si l'on se tourne vers l'histoire des sciences et des technologies ou de la médecine, on s'aperçoit que ce n'est qu'une fois parvenues à des niveaux de développement très avancés que les sciences ont eu vraiment des conséquences pratiques. Je doute que nous comprenions suffisamment le langage et les autres processus cognitifs pour en tirer des applications pratiques importantes telles que des traductions automatiques de qualité.

Quelles sont pour vous les évolutions les plus marquantes des dernières décennies en linguistique ?

N.C. Il y a eu des progrès considérables dans tous ses domaines. Mon intérêt s'est surtout concentré sur la poursuite d'un projet à long terme, entamé il y a cinquante ans, visant à montrer que des hypothèses complexes sur les bases génétiques du langage, c'est-à-dire la « grammaire universelle », peuvent être simplifiées si l'on s'appuie sur des principes plus généraux, en particulier sur l'efficacité computationnelle * . Ce que l'on comprend raisonnablement bien aujourd'hui pouvait à peine être formulé il n'y a pas si longtemps. Je pense que l'on peut espérer montrer que le coeur des processus génératifs du langage relève d'un genre de « conception optimale » [4] .

De quelles disciplines la linguistique est-elle aujourd'hui la plus proche ?

N.C. Le champ de la linguistique couvre de nombreux domaines. Tous ont en commun de reposer, du moins implicitement, sur des hypothèses sur les capacités linguistiques internes des locuteurs, ce que l'on appelle parfois la langue-I. L'étude de la langue-I relève de la biologie humaine mais nécessite de faire appel à d'autres disciplines, notamment les mathématiques et l'informatique [5] . De plus, l'utilisation du langage concerne presque tous les aspects de la vie, ce qui fait que la linguistique, au sens, large, a des ramifications encore bien plus vastes qui s'étendent à toutes les sciences.
[1] H. Borer et K. Wexler, Nat. Lang. Ling. Th., 10, 147, 1992.

[2] N. Chomsky, Nouv Cah. Ling. Fr., 27, 1, 2006.

[3] C. Gallistel, in J. Bricmont et J. Franck dir., Les Cahiers de L'Herne, 88, 181, 2007.

[4] bit.ly/LRChomsky

[5] bit.ly/LRChomsky1
NOTES
Noam Chomsky naît à Philadelphie en 1928. Il soutient sa thèse de linguistique en 1955. La même année, il entre au Massachusetts Institute of Technology, où il est aujourd'hui professeur émérite. En 1957, il publie Structures syntaxiques où il avance l'idée que le langage est une faculté innée et qu'il existe une grammaire universelle. Intellectuel engagé depuis la guerre du Vietnam, Chomsky est également connu pour sa dénonciation de la politique étrangère des États-Unis.

* LA THÈSE DE L'EFFICACITÉ COMPUTATIONNELLE permet d'évaluer l'optimalité, au niveau de la pensée et de la parole, des déplacements de constituants des phrases comme dans l'exemple « Tu as vu qui ? » «Qui as- tu vu ? »

* DAVID MARR 1945-1980 a développé au MIT une approche computationnelle du système visuel qui repose sur l'idée que cette perception s'explique par l'application par le cerveau de règles logiques.

* JOHN RAWLS, dans la Théorie de la justice , publiée en 1971, soutient que la justice est à l'action politique ce que la vérité est à la science ; il existe une morale universelle innée.

* YEHOSHUA BAR-HILLEL 1916-1975, philosophe, linguiste et mathématicien, a organisé en 1952 au MIT la première conférence scientifique sur la traduction automatique.

- Cet entretien a été réalisé par courrier électronique avec l'aide de Pierre Pica, de l'UMR 7023 du CNRS. Les cinq premières questions proviennent d'un entretien avec John Gliedman « Un savoir qui ne s'apprend pas », publié dans Raison et Liberté . Elles sont reproduites avec l'aimable autorisation des éditions Agone.
SAVOIR
N. Chomsky, Théorie linguistique et apprentissage, La Recherche, 2, 326, 1971 bit.ly/LRChomsky71

N. Chomsky, Langue, linguistique et politique. Dialogue avec Mitsou Ronat, Flammarion, 1999.

N. Chomsky, Nouveaux Horizons dans l'étude du langage et de l'esprit, Stock, 2005.

N. Chomsky, Le Langage et la Pensée, Payot, 2009.

N. Chomsky, Raison et Liberté. Sur la nature humaine, l'éducation et le rôle des intellectuels, Agone, 2010.

 

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LA MÉMOIRE ET L'OUBLI ...

  Auteur : sylvain Date : 10/06/2016
 

LA MÉMOIRE ET L'OUBLI
L'individuel sous influence du collectif


la mémoire et l'oubli - par Dan Sperber dans mensuel n°344 daté juillet 2001 à la page 32 (2901 mots)
Notre activité mentale s'appuie sur des mémoires externes qui ont évolué avec le développement de l'écriture, de l'imprimerie, et maintenant des nouvelles technologies de l'information. Une évolution dont doivent tenir compte aussi bien les sciences sociales que les sciences cognitives.

Peut-on parler de mémoire collective ou sociale ? Les sociologues1, les anthropologues et les historiens2 le font sans hésiter tant il est manifeste que les groupes humains se caractérisent par l'accumulation et l'exploitation d'un ensemble relativement stable de croyances, de savoir-faire et de valeurs partagés. Cet ensemble de représentations - qui correspond à la culture du groupe - est inscrit de façon durable, non seulement dans les esprits, mais aussi dans l'espace commun sous la forme de textes, d'outils, de monuments, et de ces pratiques mnémoniques par excellence que sont les rites. Même si l'on comprend sans mal à quoi font référence les expressions de mémoire collective ou sociale, même si l'on reconnaît la fécondité des recherches où ces notions sont déployées, l'extension au domaine sociologique d'une notion issue de la psychologie individuelle pose problème. Un groupe social n'est pas un organisme ; il n'a ni cerveau ni esprit et, sauf dans un sens vague ou métaphorique, il ne pense pas, il ne raisonne pas, il ne désire pas, il ne décide pas. Il ne se souvient pas non plus. Depuis toujours, les praticiens des sciences sociales adoptent en l'adaptant ce qui peut leur convenir dans le vocabulaire des psychologues, sans se soucier d'expliciter les rapports entre leurs disciplines et la psychologie. Depuis une vingtaine d'années, en revanche, sous l'influence de la « révolution cognitive », se développe un ensemble de recherches sur la façon dont s'articulent la cognition et la culture humaines3. Comprendre les rapports entre mémoire individuelle et collective appelle à l'évidence une telle articulation.

La mémoire joue un rôle crucial dans la cognition. Tout système cognitif, aussi rudimentaire soit-il, permet à l'organisme qui en est doté d'ajuster son comportement aux changements du monde qui l'entoure. Cependant, les organismes simples dotés d'un système cognitif sans mémoire sont incapables d'apprendre. Ils réagissent toujours de manière stéréotypée à des événements semblables. La mouche revient encore et encore se cogner à la vitre. Un système cognitif muni d'une mémoire permet à l'organisme de réagir de façon différente à des événements semblables, de choisir de ne pas réagir, d'ajuster ainsi ses réactions non seulement aux changements de l'environnement ou à ses propres états internes faim, fatigue, douleur, par exemple, mais aussi aux rapports que ces événements et ces états entretiennent avec des événements et des états passés.

Pour comprendre ce rôle de la mémoire, il faut en distinguer deux aspects, celui de réserve d'informations, et celui d'ensemble de processus alimentant et exploitant cette réserve. Le réservoir de la mémoire humaine est d'une capacité difficilement calculable. Chacun d'entre nous connaît des centaines, voire des milliers de personnes, des dizaines de milliers de mots et de choses, des millions de faits. Pour tirer parti de toute information nouvelle issue de la perception, pour en tirer des conclusions pratiques ou théoriques qui, éventuellement, guideront l'action ou iront enrichir la mémoire, il faut faire appel à certaines de ces informations anciennes. Or, de même qu'à tout moment donné nous ne pouvons focaliser notre attention que sur quelques aspects particuliers de l'environnement, de même nous ne pouvons mobiliser qu'une partie infime de cette immense mémoire. L'efficacité cognitive dépend alors de la capacité du système à ne traiter que des informations suffisamment pertinentes, c'est-à-dire des informations dont le traitement sera susceptible d'entraîner des effets cognitifs adéquats pour l'effort demandé. L'efficacité de la mémoire en particulier dépend de sa sélectivité dans les informations qu'elle réactive dans un contexte donné.

Environnement. J'ai parlé jusqu'ici au singulier. Or, la mémoire est multiple comme le montrent clairement les progrès récents de la psychologie cognitive. En particulier, il y a des mémoires à long terme, véritables dictionnaires et encyclopédies mentales, et une ou peut-être plusieurs mémoires de travail, de faible capacité, qui servent en quelque sorte de feuille d'écriture mentale aux processus de l'attention. Chacune comporte à la fois une réserve permanente ou transitoire d'informations et des processus d'alimentation et d'exploitation de cette réserve.

Aux mémoires internes, localisées dans nos cerveaux, s'ajoutent aussi des mémoires externes de différents types. Tout d'abord, l'environnement matériel joue ce rôle, en « re-présentant » à notre perception une information en grande partie invariante. D'un moment à un autre, la plupart des objets conservent leur place et leurs propriétés. Les plus essentielles de ces propriétés sont quasi immuables. Il y a donc un ensemble d'informations qu'il n'est pas nécessaire de représenter intégralement dans une mémoire interne car elles sont disponibles en permanence dans l'environnement. Si l'on peut dire que ce dernier, de par sa stabilité, offre à chacun d'entre nous une mémoire externe, c'est seulement en ce qu'il est une réserve d'informations, et non en ce qu'il offrirait des processus d'alimentation et d'exploitation de cette réserve. En particulier, l'environnement matériel ne distingue pas les informations pertinentes de celles qui ne le sont pas. Mais l'environnement social est capable de jouer ce rôle. Les êtres communicants que nous sommes trouvent chacun en autrui une extension de leur propre mémoire. Et il ne s'agit pas cette fois d'une réserve passive. L'information y est accumulée et activée par des mécanismes individuels et communicationnels qui sont guidés par des considérations de pertinence. Dans une conversation par exemple, les informations nouvelles, les rappels, et les arguments sont introduits par chaque interlocuteur d'une façon qui se veut pertinente pour les autres interlocuteurs. La communication humaine est ainsi une façon d'enrichir, de gérer et d'exploiter souvent de façon inégalitaire une mémoire externe qui est collective en ceci qu'elle est distribuée entre plusieurs personnes et gérée à travers leurs interactions.

Une population humaine est habitée par une population considérablement plus large de représentations mentales distribuées entre les individus4. Chaque fois que quelqu'un communique, il produit une perturbation dans l'environnement destinée tout d'abord à attirer et à retenir l'attention d'un destinataire, puis à donner à ce destinataire les moyens de construire une représentation mentale semblable à celle qu'il voulait transmettre. La perturbation externe qui permet ainsi d'associer deux représentations internes, celle de l'émetteur et celle du destinataire, est elle-même une représentation, publique cette fois.

Les représentations publiques - aussi bien les paroles que les gestes, les mimiques, les images et les écrits - mettent les mémoires individuelles en réseau. Communiquant les uns avec les autres, nous vivons au milieu de notre mémoire autant qu'elle vit en nous. Cela dit, la mémoire collective est elle aussi imparfaite. L'information s'y délite rapidement. Ou alors elle ne s'y maintient qu'au prix de distorsions dont l'effet cumulé est bien illustré par le cas des rumeurs qui la transforment jusqu'à la rendre méconnaissable.

Représentations publiques. Avant l'écriture, les représentations publiques consistaient en paroles et en gestes, c'est-à-dire en événements brefs ne laissant pas de traces reconnaissables dans l'environnement. Seuls les individus présents au moment même de la parole ou du geste pouvaient en recevoir le message. Hormis ces moments et en faisant abstraction des images et de quelques autres outils cognitifs qui ont existé avant l'écriture, l'environnement était alors vide de représentations publiques. La stabilisation d'une mémoire collective à long terme reste, dans ces conditions, une sorte d'exploit collectif dont il serait naïf de croire que toutes les sociétés de tradition orale l'accomplissent au même degré. L'anthropologue Philippe Descola écrit par exemple à propos d'un groupe Jivaro de la haute Amazonie : « Peu d'Achuar connaissent le nom de leurs arrière-grands-parents, et cette mémoire de la tribu qui se déploie tout au plus sur quatre générations s'engloutit périodiquement dans la confusion et l'oubli. Les inimitiés et les alliances que les hommes ont héritées de leurs pères oblitèrent les configurations plus anciennes que les pères de leurs pères avaient établies, car nul mémorialiste ne s'attache à célébrer les hauts faits accomplis il y a quelques décennies par ceux dont le nom n'évoque plus rien à personne. Hormis les rivières, espaces fugaces et en perpétuel renouveau, aucun lieu n'est ici nommé. Les sites d'habitat sont transitoires, rarement occupés plus d'une quinzaine d'années avant de disparaître derechef sous la forêt conquérante, et le souvenir même d'une clairière s'évanouit avec la mort de ceux qui l'avaient défrichée 5 . » Cependant, même chez ces Jivaros, certaines représentations, des mythes, des savoir-faire par exemple, restent relativement stables à travers des transmissions multiples et peuvent, avec quelques variations, être partagées par tout un groupe social pendant des siècles. Les représentations qui se transmettent de génération en génération ou qui se diffusent dans une population entière constituent cette partie relativement stable de la mémoire distribuée que nous appelons la culture. Nous sommes chacun les dépositaires passagers, les vecteurs et les bénéficiaires de fragments de cette mémoire collective, que nous infléchissons, volontairement ou involontairement, en la transmettant.

Avec l'invention de l'écriture, la mémoire socialement distribuée sort en partie des cerveaux et s'installe dans l'environnement, sous une forme solide, mobile, et reproductible. Les représentations publiques ne sont plus seulement des événements, mais aussi des traces d'événements, en particulier des textes indéfiniment consultables, même en l'absence de leurs auteurs. La mémoire externe échappe ainsi en partie aux aléas de la mémoire individuelle et de la communication. Une partie au moins de la culture du groupe se solidifie dans l'environnement. Cependant, à la différence des réseaux de la communication sociale qui à la fois conservent l'information et la traitent, les écrits sont inertes. Ils conservent l'information, mais seuls les scripteurs et les lecteurs la traitent. Les écrits ne constituent une mémoire qu'au sens restreint de réserve d'informations.

Au début de l'écriture, cette mémoire-réserve externe est contrôlée par les puissants et sert leurs intérêts. S'y enregistrent les titres de propriété et de noblesse, les traités et les alliances, les dépenses et les recettes. Surtout, elle sert à la collecte des impôts. Aussi importantes que soient ces fonctions sociales - ce rôle de mémoire externe à long terme de l'administration et du pouvoir -, on aurait tort de négliger les fonctions cognitives de l'écriture, et en particulier son rôle de mémoire de travail externe. La pensée attentive - la réflexion en particulier - est en effet entravée par les étroites limites de la mémoire de travail interne. Or, en même temps qu'un moyen de gouverner et de communiquer entre puissants, l'écriture a été d'emblée un instrument de la pensée.

Redéploiement de la pensée. L'anthropologue britannique Jack Goody a bien montré, dans une série d'ouvrages dont le premier portait en anglais le titre explicite La Domestication de la pensée sauvage 6 allusion bien sûr, à La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, comment l'écriture, dès ses origines mésopotamiennes, a fourni de nouveaux instruments intellectuels tels que les listes, les tables, les recettes, les algorithmes de calcul, voire les formes abstraites du syllogisme. Le fait de pouvoir disposer, par le biais de l'écriture, d'une mémoire de travail externe durable et extensible a non seulement permis de soulager la mémoire de travail interne, mais surtout, a rendu possible un redéploiement radical de la pensée. La réflexion pouvait désormais s'exercer non plus seulement sur des objets mentaux littéralement insaisissables, mais sur un texte, un calcul, un schéma stable, modifiable, et reproductible. L'écriture a ainsi été un instrument indispensable pour mettre au point d'autres artefacts cognitifs élaborés, cartes, instruments de mesure et de calcul.

Les scribes, les comptables, les arpenteurs, les médecins, les astrologues, les chroniqueurs, les archivistes, les bibliothécaires qui maniaient l'écriture pour le compte du souverain ont été les inventeurs de nouvelles formes de pensée. L'exploitation de l'écriture dans les cités relativement démocratiques de la Grèce installe de façon permanente, consultable sinon par tous du moins par beaucoup, une mémoire de récits divergents et d'arguments contradictoires, donc non seulement des connaissances, mais aussi des processus même de la constitution collective des connaissances. La mémoire externe devient le moyen d'une pensée sur la pensée. L'extériorisation transforme même la pensée dont la mémoire n'est pourtant encore que l'instrument passif.

Depuis l'invention de l'imprimerie et la généralisation de l'écriture, la mémoire externe est devenue omniprésente, en renouvellement constant, et massivement accessible. L'activité mentale de chacun d'entre nous ne cesse de faire appel à cette mémoire externe. Une part importante de l'information mémorisée de façon interne porte précisément sur elle : comment y accéder, où trouver quoi, à quelles conditions. Bien l'utiliser est devenu un aspect essentiel de l'activité cognitive de chacun. Gérer, conserver, enrichir, réviser cette mémoire collective est devenu une dimension essentielle de la vie sociale.

Transformation radicale. Aujourd'hui, s'amorce sous nos yeux une transformation de la mémoire externe beaucoup plus brusque et sans doute encore plus radicale que sa progressive inscription permanente dans l'environnement due au développement de l'écriture, puis de l'imprimerie. Je l'ai dit, avant même l'écriture, chacun disposait d'une mémoire externe en autrui. Les autres humains sont à certains égards plus faciles, à d'autres égards plus difficiles à consulter que les écrits. Ils ne font rien, et en particulier ils ne nous aident pas, sans motivation. Ils choisissent l'information qu'ils veulent bien partager avec nous et l'adaptent autant à leurs propres fins qu'à nos besoins. La mémoire externe que constituent les autres pour chacun d'entre nous est vivante, active. Elle pré-traite l'information qu'elle nous fournit, et qui entame donc déjà, en dehors de nous, le processus cognitif auquel cette information doit servir. Contrairement à leurs auteurs, les écrits en eux-mêmes sont dépourvus de bienveillance ou de malveillance particulière à notre égard, de désir ou de moyen de nous aider à mieux les utiliser, et d'arrière-pensée. Que je consulte l'annuaire ou le dictionnaire, que je lise un livre de philosophie ou le journal, je n'ai pas besoin de lui inspirer sympathie ou crainte pour qu'il veuille bien me servir, et je ne peux rien lui demander de plus que ce qu'il est prêt à me donner d'emblée.

Avec le développement des ordinateurs et leur mise en réseau, arrive une nouvelle forme de mémoire externe, aussi dépourvue de passions que le papier, mais intensément active et destinée à le devenir toujours plus. Il ne s'agit plus de simples réserves d'information. Comme autrui, l'ordinateur et le réseau sont capables d'anticiper mes besoins et de prétraiter l'information qu'ils me donnent. Mes processus cognitifs se tissent désormais en partie à l'intérieur, en partie à l'extérieur de moi. Je n'ai plus seulement des réserves de mémoires externes, j'ai aussi des dispositifs externes de constitution et d'exploitation de ces réserves. A l'échelle sociale, cette mémoire distribuée et durable qu'est la culture n'est plus exclusivement gérée par les humains. Ce supplément de gestion, ce travail cognitif qui s'effectue en dehors de nous, encore entièrement à notre demande, mais plus tout à fait sous notre seul contrôle, constitue avant tout une extraordinaire ressource. Il n'est pas absurde cependant d'en éprouver quelque angoisse. Mais avant de se féliciter ou de s'inquiéter, notre tâche sera de tenter de prévoir et de comprendre les effets cognitifs et culturels de cette activation explosive de notre mémoire externe.

Mémoires internes et externes interagissent. Les mémoires externes sont adaptées aux dispositions et aux besoins cognitifs humains, et évoluent historiquement avec les changements institutionnels et technologiques. En revanche, on pourrait croire que les mémoires internes font partie, dans leurs structures sinon dans leurs contenus, de l'équipement mental commun à l'espèce depuis les débuts d' Homo Sapiens . Ce n'est vrai qu'en partie : l'équipement mental commun se développe et se complète selon l'environnement culturel. La mémoire ne fait pas exception. Il y a une pédagogie de la mémoire individuelle datant en Occident de la rhétorique antique, et décrite dans le livre fameux de Frances Yates, L'Art de la mémoir e7 qui contribue à mettre en place non seulement des contenus de mémoire, mais aussi des routines mnémoniques. L'existence de mémoires externes modifie les tâches de la mémoire interne et en affecte les mécanismes. Ainsi, le fonctionnement même de la mémoire musicale - un des premiers exemples de mémoire sociale étudié par le fondateur de la sociologie de la mémoire, Maurice Halbwachs - se transforme-t-il avec l'apparition de la transcription musicale. Ce n'est qu'avec l'écriture qu'émerge une mémoire des textes, à proprement parler. Les effets des moyens de stockage électroniques sur les mémoires individuelles sont eux trop récents pour avoir encore été proprement étudiés, mais on ne s'aventure guère en prédisant qu'ils seront importants.

Liaisons à la loupe. Si les praticiens des sciences sociales veulent non seulement parler de mémoire collective, mais aussi en parler de manière assez précise pour en comprendre les mécanismes et les effets, ils doivent regarder à la loupe des sciences cognitives les liaisons qui s'établissent entre les mémoires internes des individus, soit directement par le biais de la commu- nication, soit indirectement par le biais de mémoires externes. Ils constateront alors que, de même qu'il n'y a pas une, mais des mémoires individuelles, il n'y a pas une mais des mémoires collectives qui se distinguent en particulier par le mode de conservation de l'information et par les processus de son accumulation et de son exploitation. Si les praticiens des sciences cognitives veulent décrire les processus de mémoire tels qu'ils sont effectivement à l'oeuvre dans la vie des humains, alors ils doivent, comme l'ont fait par exemple le psychologue Ulric Neisser8 ou l'anthropologue cognitif Edwin Hutchins9, prendre pour objet d'étude non seulement l'individu mémorisant des stimuli de laboratoire, mais aussi les réseaux interindividuels et culturels, les situations quotidiennes où s'exerce la cognition, les artefacts cognitifs qui y sont mis en oeuvre, et les informations qui y sont réellement mémorisées.

Par Dan Sperber

 

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